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© Julien Chabot.
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24.11.11 : Clochard céleste
 

Je passe devant la Fnac des Ternes, un sans domicile fixe, un sans-abri, bref vous voyez ; très vieux, est assis à côté de la porte, jambes écartées, affalé comme tombé du ciel, l’oeil alerte.
Je m’affecte, particulièrement en raison de son âge, reviens sur mes pas, lui donne un peu d’argent. Il ne s’y attendait visiblement pas, il ne faisait pas la manche.
Il a des yeux bleus perçants, le visage pointu. Il me demande d’une voix étonnamment vive pour son âge :
- T’habite loin ?
- Oui.
- J’suis prêt à t’filer cent euros si tu m’héberges cette nuit, j’ai peur de crever avec ce froid, à 84 ans.
Il appuie bien sur le ”cent”, comme un rabatteur de foire ou un vendeur de camelote, chez qui on sent le mensonge.
Il dit tout ça en pinçant sa cigarette du bout des dents. On dirait un acteur hollywoodien, un de ceux qui n’aura eu que les troisièmes rôles mais qui connaît par cœur la machine. Il a la plastique et la classe du cinéma américain d’avant les années 60.
Je me dérobe, lui dis que ce n’est pas possible.
- Et pourquoi ?
- Je ne vis pas seul.
- Et alors ?
- C’est trop petit.
Et en même temps, je réfléchis à pourquoi je ne le ferais pas, à pourquoi il y a un tel fossé entre les populations. Qu’est-ce qui me retient de le faire sinon ces “tu ne peux pas”, “ça ne se fait pas” un peu légers.
Il me rend ma monnaie, me dit qu’il ne peut pas se déplacer, qu’il faut plutôt que j’aille lui acheter quelque chose. Il me montre le Pomme de Pain d’en face. Je lui demande ce qu’il veut, “un pain au chocolat”.
J’y vais, vois la file et le prix exorbitant d’un pain au chocolat rabougri et vais ailleurs lui en acheter une pleine boîte.
Lorsque je reviens la lui apporter il parle avec une femme bien habillée, enfin pas clocharde. J’attends qu’ils aient fini leur conversation mais visiblement ils se connaissent, je crois qu’elle compte finir de manger à ses côtés.
Je les interromps en tendant le sac de provisions, je ne sais pas s’il me reconnaît, ses yeux ne le disent pas. Il ne me remercie pas mais quand je pars j’entends la femme lui dire “sympa”.
 
Le soir je fais le calcul. Cet homme avait 9 ans au moment du Front Populaire, 17 ans à la libération de Paris. Il a traversé toutes ces années, vécu trois Républiques, plusieurs crises, pour arriver en 2011, invalide, sur la paille dans l’avenue impersonnelle et commerçante des Ternes (qui porte bien son nom ?), où les petits minets et les petites minettes passent, les bonnes mères de famille font les courses de Noël et les hommes d’affaire ne parlent plus qu’à leur portable. À eux tous il aurait pu torcher le cul.
 
La nuit est plus douce que celle de la veille. Ça me rassure un peu pour lui et allège ma mauvaise conscience… ou devrais-je dire mon inconscience. Oui plutôt “inconscience” car les barrières sociales, finalement, sont là sans qu’on puisse les réfléchir vraiment, comme si elles étaient immuables.
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